La Centenaire
Ca fait cent longs hivers que j'use le même corps, j'ai eu cent ans hier, mais qu'est-ce qu'elle fait la mort ?
J'ai encore toute ma tête ; elle est remplie d'souvenirs de gens que j'ai vus naître puis que j'ai vus mourir.
J'ai tellement porté d'deuils qu'j'en ai les idées noires, j'suis là que j'me prépare, je choisis mon cercueil.
Mais l'docteur me répète, visite après visite qu'j'ai une santé parfaite, y'est là qu'y m'félicite !
J'ai vu la Première guerre, le premier téléphone. Me voilà centenaire, mais bon, qu'est-ce que ça me donne ? Les grands avions rugissent, y'a une rayure au ciel, c'est comme si l'éternel m'avait rayée d'sa liste.
Ca fait cent long hivers que j'use le même corps, j'ai eu cent ans hier, mais qu'est-ce qu'elle fait la mort ?
Qu'est-ce que j'ai pas fini qu'y faudrait que j'finisse, perdre un dernier ami, enterrer mes petits-fils ?
J'ai eu cent ans hier ; ma place est plus ici, elle est au cimetière, elle est au paradis.
Si j'méritais l'enfer alors c'est réussi car je suis centenaire et j'suis encore en vie.
J'ai vu la Première guerre, le premier téléphone. Me voilà centenaire, mais bon, qu'est-ce que ça me donne ? Les grands avions rugissent, y'a une rayure au ciel, c'est comme si l'éternel m'avait rayée d'sa liste.
Moi j'suis née aux chandelles, j'ai grandit au chaudron, bien sûr que j'me rappelle du tout premier néon.
J'ai connu la grande crise ; j'allais avoir 30 ans, j'ai connus les églises avec du monde dedans !
Moi j'ai connu les chevaux et les planches à laver, un fleuve si beau qu'on pouvait se baigner.
Moi j'ai connu l'soleil avant qu'y soit dangereux ; faut-il que je sois vieille, venez m'chercher, bon dieu !
J'ai eu cent ans hier, c'est pas qu'j'ai pas prié mais ça aurait tout l'air que dieu m'a oubliée.
Alors j'ai des gardiennes, que des nouveaux visages, des amies de passage payées à la semaine.
Elles parlent un langage qui n'sera jamais le mien et ça m'fait du chagrin d'avoir cinq fois leur âge et mille fois leur fatigue. Immobile à ma fenêtre pendant qu'elles naviguent tranquilles sur internet.
J'ai vu la Première guerre, le premier téléphone. Me voilà centenaire, mais bon, qu'est-ce que ça me donne ? Les grands avions rugissent, y'a une rayure au ciel, c'est comme si l'éternel m'avait rayée d'sa liste.
C'est vrai qu'j'attends la mort mais c'est pas qu'j'sois morbide, c'est qu'j'ai cent ans dans l'corps et qu'j'suis encore lucide.
C'est que je suis avide mais qu'y a plus rien à mordre, c'est qu'mon passé déborde et qu'mon avenir est vide.
On montre à la télé des fusées qui décollent, est-ce qu'on va m'expliquer ce qui m'retient au sol !
Je suis d'une autre école, j'appartiens à l'histoire, j'ai eu mes années folles.
J'ai eu un bon mari et quatre beaux enfants mais tout l'monde est parti dormir au firmament
Et y'a que moi qui veille, qui vis, qui vis encore, je tombe de sommeil mais qu'est-ce qu'elle fait la mort…
Texte de Linda Lemay - photos (moi-même)
Travailler auprès des personnes âgées est très riche d'expérience quand on sait regarder, écouter, entendre... le personnel qui côtoie nos aînés à longueur de journées, de mois et d'années oublie souvent quelle personne a été le "VIEUX"... avant d'être ce qu'il est aujourd'hui...